Extraits de Crevasse
(p.1) :
« Tu glisses. Tu ne cries pas. Tu comprends que tu glisses. Il n’y a pas de bruit. La terre t’attend. Tu laisses faire. Ton corps et le fond. Un trou, pour finir. C’est blanc. Ça tourne. Tu es calme. C’est le bon endroit. T’as fait comme t’as pu. Tu lâches prise. C’est plus fort que toi. T’es aspiré. C’est fini. Tu rebondis sur la pierre. Tu t’arraches aux parois. C’est encore un peu de vie d’homme. Les rebonds, l’éternité de ta peau. Tu gardes les yeux ouverts. Tu te fends en deux. Tu exploses. Tu comprends que tu ne sens rien. Une grande main froide. Une grande voûte blanche. Ouvert, cassé. La tête intacte. L’air qui t’entre dedans. Qui t’éteint. La terre s’arrête. Un corps absent. Perdu. Une petite chose chaude qui est tombée à la vitesse d’un crachat. Un corps sans monde. Figé, les yeux ouverts. T’as le ciel devant toi. Une voûte blanche qui siffle. Le cou plié. Les côtes sorties. Les jambes en miettes. Tu laisses ta place. Tu t’es trouvé un lit. En équilibre, transpercé. Une trace que la montagne efface. Tu disparais. Sous la neige, dans la roche et, couvert de silence, tu deviens secret. Au fond d’une crevasse. La plus belle manière de crever. » |
(p.15) :
« Petit, t’avais en tête qu’il fallait tout avaler : le père, la mère, l’absence de distraction, l’horizon coupé. Tu la fermais. T’avais peur. Tout le temps. Tu regardais les lignes. Tu cherchais des lignes, des courbes, des trucs ronds, des fuites possibles. Tu traînais dans les gymnases vides. Tu suivais dans la cour les lignes de hand-ball et les lignes de foot comme si elles menaient ailleurs qu’au point de départ. Tu parlais à personne vraiment. Tu pouvais pas passer trop de temps avec les autres, principalement parce que t’avais peur. Puis tu pouvais pas passer trop de temps avec toi-même. Même seul dans le bain, à tracer des lignes inoffensives, tu rêvais qu’on vienne te chercher. T’avais peur partout. Ton père a renoncé à te parler parce qu’il sentait ta peur. Pas du même camp, depuis le début. Le fils d’un autre. Le fils d’une huître. Maintenant c’est presque passé, t’as cinquante ans, c’est toi qui fais peur. Quand tu les poses sur quelqu’un, tes yeux résonnent comme deux grottes abandonnées. On voit bien que t’as rigoureusement tout avalé. Tu ressembles à quelqu’un qui se réveille tout juste d’un cauchemar. Pas encore tout à fait sûr d’être en vie. Sous tes airs fossiles, tu es sans cesse aux aguets. La peur est ton éveil. C’est la seule secousse de tripes que tu connais par cœur. C’est comme un don. Ce que tu sais faire de mieux. Avoir peur. Tu te sens bête. Traqué. Plusieurs fois par jour tu sens que tu vas mourir. Même la première fois que t’as bandé, t’as cru que t’avais peur. » |
(p.91) :
« Le chemin de la gare à la tour de ton enfance est une suite de réminiscences bancales. Tu connais la route. T’es pas nostalgique. Une autre vie s’est posée sur la tienne comme un enduit de maçon pressé. Une épicerie arabe a été avalée par un bloc scolaire imposant avec le portrait en trompe-l’œil d’un type au cou d’otarie. Un magasin de chaussures a poussé qui ressemble à une pharmacie. Un terrain vague s’est rempli de maisons aux tuiles roses. Un rond point est venu écraser une zone floue où trois rues se fréquentaient sans vraiment se toucher. Un café sombre s’est mué en banque. Un bureau de poste est devenu kebab de néons verts. Des gens assis à de minuscules tables grasses regardent au-dessus d’eux le dessin de ce qu’ils mangent. Tu ne ressens rien. La ville a perdu ses mystères. Ses couleurs sont homogènes. Tu es adulte. Tu n’as plus peur d’y marcher. Personne ne fait attention à toi. Ta banlieue-village-désert-poubelle ponctuée de tours immenses et de recoins sauvages avec des plantes et des poules est lisible et brillante comme le ventre d’un centre commercial. On sait comment marcher. Où regarder. Elle s’est dotée d’un cadre de peintures neuves. Des murs retapés. Des bites marrons longent les trottoirs pour séparer les piétons de la chaussée. Des lignes électriques tracent dans l’air des sillons fonctionnels dont on ne peut pas s’écarter. Des feux rouges et des stops cadencent le passage des voitures. Les pauvres gens ne forment plus de troupeaux menaçants aux coins des rues. Une meute active gravite autour d’une mairie étincelante qui ressemble à un commissariat. Personne ne stagne. Il y a des fleurs aux poteaux. Des flèches et des lampadaires en forme de glandes hormonales. Des grappes d’adolescents fluorescents entrent et sortent d’un téléphone portable en mousse géant. Des mères et des pères ont des poussettes et des sacs plastiques et du pain dans des housses. Des hommes seuls font des tours dans des voitures de gala qui diffusent le battement sourd d’une fête à laquelle personne ne participe. Les tours de ton enfance, colosses lointains cloués dans le ciel, se font toujours face de manière oblique. Elles apparaissent à l’horizon comme des montagnes. Ta marche les déplace en silence. Les rapproche. Les éloigne. Comme des montagnes elles se chevauchent dans la perspective sans qu’on puisse deviner la distance qui les sépare. La longue rue qui mène aux pieds de ta tour ressemble à ce qu’elle était, à part les voitures, qui ressemblent moins à des jouets. Si on les regarde bien elles ont maintenant des têtes de martiens. La rue est une suite de pavillons isolés avec garage et balcon. Certains paillassons attirent ton œil. À mesure qu’elle approche, ta tour semble se lever. Son ombre s’étend sur la rue. C’est une carcasse. Des trous noirs à la place des fenêtres. Du béton noirci, des traces d’impacts, des fissures. Comme un vestige de guerre, l’édifice est vide et percé de toutes parts. Les hommes l’ont quitté. De longues coulées jaunâtres descendent des trous vers le sol comme si l’immeuble avait saigné. Maintenant tu vois distinctement la fenêtre de ton enfance. Un trou dans la façade décatie. Tu avances en fixant le point qui ouvre sur un creux où ta mère n’est pas en train de faire bouillir des navets. Autour du trou, les familles ne fourmillent pas, l’entassement de l’occupation provisoire a disparu. Un pillage. Une bouche sans dents. Une bombe a asphyxié l’intérieur du bloc de ton enfance qui balance avant de s’effondrer, suspendu dans le ciel sans nuage. Aux pieds du monstre vide, une foule tournée vers lui, tenue à distance par un cordon jaune fluo. Des familles nombreuses, une congrégation de langues, des enfants, des flics, des officiels en costume, des journalistes. Tout un peuple inaudible qui attend dans une hystérie qui le mélange sans cesse. La foule remue frénétiquement autour du cordon, regarde la carcasse respirer, tente de s’habituer à l’idée de lui dire adieu. Englué dedans, tu cherches ta mère, sans être sûr de la reconnaître. Tu cherches ta mère en vieille, une femme seule aux milieux des familles, des chiens musclés comme des hommes, des scooters statiques qui font vrombir leurs moteurs de guêpe, des coffres ouverts de voitures modifiées qui propagent des rythmes brouillés. En te frayant un chemin, comme tout le monde, tu surveilles régulièrement le monstre qui va décider seul de la fin de son agonie. Des enfants te passent entre les jambes. Un père avec un rhododendron fané en guise de chevelure te pousse pour les rattraper. Un flic te prend le bras, te crie d’avancer et te jette dans la fumée des merguez. Tu entends se rapprocher des percussions, une batucada joyeuse. Tu cherches ta mère entre les têtes. Tu regardes la tour en te laissant porter par un tourbillon de corps qui se rapprochent des percussions. Tu flottes entre les danseurs en slips argentés, les confettis, les applaudissements, les sifflets. Tu vois qu’il n’y a plus une seule vitre pour garnir la façade. Le béton criblé de cases vides fait résonner les bruits de la foule. Tu regardes encore la fenêtre. Tu vois l’enfant presque roux, l’enfant sans sexe qui scrutait les lignes du terrain de foot à côté du square, dont il ne reste que l’ossature rouillée d’une balançoire dans le no man’s land qui te sépare des pieds du monstre. Aspiré par un trou d’air, pris dans une vague de gens qui croient apercevoir le signe d’un déclenchement, tu entends une clameur assourdissante. La secousse d’un dérèglement souterrain qui s’intensifie à mesure qu’elle approche de la surface. Les corps qui t’entourent se crispent et décident de ne plus bouger. Une seconde immobiles, traversés par cette onde. Tu aperçois la tour tressaillir, un dernier spasme, et la foule avec elle. L’enfant à la fenêtre disparaît. Une détonation naît dans ton ventre, un souffle qui te force à fermer les yeux. Toute la foule recule avec toi. Le sol tremble. Après une légère hésitation où tu crois qu’il va s’effondrer sur toi, ou sur le côté, ou s’envoler, le sommet du monstre vide commence à descendre comme pressé par le ciel. Puis le béton indécis glisse d’un coup devant toi comme un homme s’agenouille et disparaît dans un bruit de papier. Le peuple reste dans le nuage de poussière qui s’étale comme une écume. Après quelques secondes muettes, une joie féroce se répand dans les couloirs de lumière blanche qui cisaillent la nuée. Tout le monde se serre dans les bras comme sous le riz d’un mariage. L’affection générale te contamine. Une grosse femme avec un pull Mickey t’embrasse comme si tu étais son fils, te colle à ses seins, t’éjecte comme un oreiller et attrape ton voisin. Tu cherches quelqu’un à enlacer. Tu te penches vers deux enfants chinois qui te tapent les joues, le front, et tu essaies de les attraper par les hanches. Le premier t’échappe et tu fais tourner le second dans l’air, puis le repasses à son père qui rigole en chinois et te tapes dans la main comme un joueur de base-ball. Tu te cognes au casque d’un motard qui tente de te serrer dans son blouson de cuir. Tu cherches quelqu’un à enlacer. Le nuage de poussière est en train de se dissiper. Un vieux te lance au visage des mots portugais d’une tristesse impossible, puis t’arrache les joues en pleurant. Tu caresses calmement sa calvitie de joueur de domino. Recouverts d’une pellicule blanche de béton dissout, étrangement synchrones, les corps décident alors de se séparer. La foule affectueuse se disloque doucement et avance en lignes qui mènent à de nouveaux habitats quelque part dans le cercle de vie nouvelle qui entoure le tas de décombres du monstre envolé. Chacun rapporte un bout d’extase dans son nouveau salon. Tu vois le dos de ta mère qui suit sa ligne. Elle apparaît entre les trajectoires qui se clarifient à mesure qu’elles s’éloignent du cordon jaune. Cheveux protégés, long manteau noir d’enterrement recouvert de poussière, petits pas de tortue dans le bruit des familles. Le cortège s’est apaisé. Les moteurs s’éloignent. Les sifflets de police tentent d’accélérer le mouvement. Tu regardes ce dos reconnaissable parmi tous les dos. Elle marche comme si elle venait de se le coincer. Ta mère a toujours eu l’air d’une vieille. Tu la suis qui avance courbée, sévère, entre une file de voitures et un long mur tapissé de lettres géantes. Elle avance comme une veuve. C’est l’obstination du malheur, un trait de famille. Vos deux silhouettes ont la même cadence. Quand d’autres familles la doublent, on voit clairement que sa vie est derrière elle. Tu la suis sans savoir quoi penser. Tu es sûr que tu ne ressens rien. Tu connais cette femme. Tu regardes ses mollets qui apparaissent juste sous son manteau, deux petites boules nerveuses flanquées au bas de ses jambes arquées, prises dans un collant couleur chair. Elle ne fait pas de bruit. Elle est d’un autre temps. C’est une femme raide pas plus réelle qu’un jouet en bois. Elle ouvre à moitié la porte d’une maison beige aux volets blancs coincée entre deux maisons beiges aux volets blancs. Après s’être frotté les pieds sur le paillasson comme un vieux labrador recouvre sa crotte de sable, elle disparaît, gobée par l’embrasure. Tu regardes la porte fermée. La fenêtre s’illumine d’un jaune halogène. La rue est immobile. Elle abrite une longue liste de vieillesses. Un silence de dispensaire. Tu retournes vers la gare sans savoir quoi penser. Qu’est-ce que t’aurais pu lui dire ? Qu’est-ce qu’elle aurait posé comme regard sur l’adulte en cavale que t’es devenu ? » |